I. L'élégance du hérisson,
par Chantal Bolloré
Rencontre avec un hérisson élégant …
En fermant les volets ce soir j’ai une pensée pour
mon parrain à qui je viens de faire un dernier salut. Devant
sa dépouille je n’ai pu m’empêcher de
me dire que ce n’était pas lui tout entier que j’avais
sous les yeux, que l’homme qu’il avait été
était autre chose que ce cadavre.
Que sont donc les humains, ces riens qui tous s’évanouissent,
disparaissent à tout jamais et pourtant bâtissent
des choses si durables et si fortes : tout le contraire de ce
qu’ils sont ? Ceci me ramène immanquablement à
Mme Michel, à ce hérisson dont l’élégance
a été si bien saisie par Muriel Barbery. La leçon
du livre : « traquer les toujours dans le jamais »
l’impérissable dans le fugitif. « C’est
peut être ça la vie : beaucoup de désespoir
mais aussi quelques moments de beauté où le temps
n’est plus le même (…) un ailleurs ici même,
un toujours dans le jamais, la beauté dans ce monde »
: le plus jamais de la mort qui est peut être la seule certitude
pour tout homme et ce toujours (ici quelques notes de Satie)….
L’élégance du hérisson, je trouve
que c’est un livre de philosophie, d’une philosophie
art de vivre, d’une philosophie qui se coule dans une vie
au lieu de se dire dans une doctrine et qui est je trouve, une
belle initiation : philosopher sans jamais mourir au sens du contraire
de la formule de Platon selon laquelle philosopher c’est
s’exercer à mourir, philosopher sans jamais mourir
au corps et à l’être particulier que nous sommes
toujours :
« l’élaboration des concepts les plus nobles
se fait à partir du trivial le plus fruste : le beau c’est
l’adéquation est une pensée sublime surgie
des mains d’un coursier ruminant »
De l’humour (grinçant quelquefois) mais doublé
d’une analyse implacable : « que peuvent comprendre
les masses laborieuses à l’œuvre de Marx ? la
lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la
thèse complexe (…) Husserl : un nom qu’on ne
donne guère aux animaux de compagnie au motif qu’il
évoque quelque chose de sérieux, de rébarbatif
et de vaguement prussien, je décide que c’est un
nom pour aspirateur sans sac (…) après un mois de
lecture frénétique, je décide avec un intense
soulagement que la phénoménologie est une escroquerie
(…) un monologue solitaire et sans fin de la conscience
avec elle-même, un autisme pur et dur qu’aucun vrai
chat n’importune jamais. »
Une rencontre avec la culture japonaise : le rituel du thé,
les portes qui coulissent, la cuisine devant le convive, et cette
originalité orientale : « Où se trouve la
beauté ? dans les grandes choses ou bien dans les petites
qui, sans prétendre à rien savent incruster dans
l’instant une gemme d’infini ? la vraie nouveauté
c’est ce qui ne vieillit pas malgré le temps, la
contemplation de l’éternité dans le mouvement
même de la vie »
Et puis des pages magiques sur l’art : « il ouvre
dans le temps une brèche émotionnelle(…) le
cachet de l’éternité…. la quintessence
de l’art, c’est cette certitude de l’intemporel….
dans la scène muette s’incarne un temps excepté
de projets, un plaisir sans désir, une existence sans durée,
une beauté sans volonté car l’art c’est
l’émotion sans le désir »
Je vous recommande la lecture de ce livre : c’est un grand
bonheur.
II. Rémi BRAGUE, La Sagesse du monde
Le Livre de poche, Biblio Essais, Paris, 2002